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Saturday, December 17, 2016

Ton Frère et non plus ton « Bamenda ».Lecture de la crise anglophone au Cameroun sous le prisme de la théorie de la reconnaissance.




Par Djabo Mataba Consultant.

 







Quel est le désir humain fondamental ? Être heureux sans doute, mais comment l’être ? Cette nécessité ne met pas seulement en jeu le rapport de l’homme à la nature, elle met surtout en exergue notre rapport à nos semblables.  Or, chacun veut être reconnu par les autres, dit Hegel. Le désir humain essentiel est donc le désir de reconnaissance. Mais, qu’est-ce que cela veut dire, être reconnu ? Quel rapport avec le bonheur de tous les Camerounais aujourd’hui ? Commençons par expliquer un certain nombre de concepts.

            La notion de « reconnaissance » a pris ces dernières décennies une place tout- à- fait considérable dans les analyses sociologiques, politiques et philosophiques. Après l’ouvrage de Fukuyama La fin de l’histoire et le dernier homme (1992), qui proposait une relecture complète de « l’histoire du monde » sous l’angle de la « lutte pour la reconnaissance », ont été publiés, par exemple, le livre de Ricœur, Parcours de la Reconnaissance (2004), ou encore celui d’Emmanuel Renault L’expérience de l’injustice –Reconnaissance et clinique de l’injustice (2004), pour n’évoquer que quelques titres dans une production bibliographique en constante expansion. Une de ces productions a pourtant attirée notre attention : c’est l’ouvrage sans doute le plus « reconnu » en ce domaine et qui à bien des égards, joue un rôle fondateur, ou du moins un rôle de référence actuellement, pour les analyses philosophiques et sociales en termes de « reconnaissance ». C’est La lutte pour la reconnaissance (Alex Honneth, paru en 1992, traduit en français en 2000), complétée et enrichie par la publication d’un important recueil de textes rassemblés sous le titre La société du mépris vers une nouvelle Théorie critique.

Dans la lignée de la Théorie critique[1], Axel Honneth se donne pour but d’analyser les processus de développement social vécus comme manqués ou perturbateurs et qu’il désigne sous le nom de « pathologies sociales[2] ». De la reconnaissance dépend la possibilité des individus de mener une « vie bonne ». Or, tout cela présuppose la possibilité non évidente de pouvoir établir les critères universels d’une « vie bonne », celle qui mène à l’accomplissement ou à la « réalisation de soi ».

Il ne s’agit pas ici pour nous, de faire un commentaire intégral de cet ouvrage ou de l’œuvre d’Honneth, mais de nous permettre, tout d’abord, de remettre la théorie de la reconnaissance dans son contexte initial  notamment avec certains de ses précurseurs à l’instar d’Hegel et de Marx ; ensuite de comprendre, expliquer l’origine ou les origines de la crise qui secoue aujourd’hui la partie autrefois occidentale de notre pays ; Solliciter la théorie de la reconnaissance dans la question anglophone au Cameroun et, traiter de ces enjeux, reviendront déjà à savoir quels en sont les fondements, et dans quelle mesure la reconnaissance est nécessaire, aux individus, à nos concitoyens du Nord-ouest et du Sud-Ouest, pour se construire une identité positive. En corrélation avec cette question, on se demandera dans quelle mesure l’introduction du concept d’identité, dans la critique de notre société est pertinente et/ou dangereuse?

 

I - Les fondements  et les enjeux de la théorie de la reconnaissance[3]

Cette première partie consistera à retracer, dans un premier  moment les substrats théoriques de la théorie de la reconnaissance avec les auteurs Hegel et Marx (A) et dans un second moment,  à ressortir l’essentiel de cette théorie avec Axel Honneth (B).

A-    Influences de Hegel et Marx

     1-Hegel  et sa conception de la subjectivité humaine

L’idée première de Hegel sur la reconnaissance est développée dans ses textes de sa jeunesse, notamment l’article Sur les manières de traiter scientifiquement du droit naturel de 1802, le Système de la vie éthique de 1803-1804, et la Realphilosophie de 1805 et enfin Phénomélogie de l’Esprit. La reconnaissance correspond chez Hegel à l’essence de la subjectivité/personnalité humaine.

Dans son approche, au lieu de penser la société comme un champ de lutte pour l’existence[4] que l’Etat viendrait pacifier,  Hegel envisage la réalité sociale comme le lieu d’une confrontation morale ayant pour finalité la reconnaissance mutuelle des individus contrairement à l’aspect d’une lutte pour la conservation de l’identité physique développée par la philosophie sociale moderne  née de Machiavel et Hobbes.

Hegel fait de la reconnaissance, un acte symbolique de reconnaitre quelqu’un comme humain en lui accordant un état de sociabilité humaine. Reconnaissance rime chez lui avec humanisation[5]. Ainsi il distingue trois sphères de reconnaissance :

Premièrement, la reconnaissance  affective : restreinte au cercle familial dans lequel l’individu, par l’amour et ses manifestations qu’il reçoit, voit ses besoins concrets reconnus.

Deuxièmement, la reconnaissance juridique : l’individu  acquiert une reconnaissance civile laquelle le dote des droits et se trouve ainsi reconnue par la société civile.

Troisièmement, la reconnaissance de l’Etat : l’individu acquiert une reconnaissance de l’État instance suprême ; laquelle lui autorise  des liens de solidarité qui constituent la vie éthique.

En somme, l’idée de reconnaissance développée par Hegel se résume en la subjectivité humaine reconnue par l’amour, le droit et « l’éthicité » ; étapes  essentielles dans la vie d’un individu et  lui permettant d’acquérir  une  reconnaissance individuelle en tant que personne autonome et singulière.

 

      2-Marx et la lutte des classes.

Karl Marx  fonde sa conception de la reconnaissance dans deux concepts majeurs : le matérialisme historique et le concept d’aliénation.

Le matérialisme historique conçu d’une philosophie de l’action, précise que « le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. » En effet dans la société capitalisme, ce n’est pas dit-il, la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience.

Ensuite le concept d’aliénation développé par Marx décrit le processus par lequel l’individu s’identifie à des formes de domination, justifiées par le système de productivité capitaliste. C’est alors que  Karl Marx, pour mettre fin à cette domination des prolétaires, introduit une lutte pour la reconnaissance[6] pour que ceux-ci (les prolétaires) soient reconnus et restitués dans leurs droits sociaux.

On peut ainsi souligner les effets positifs de l’héritage marxiste qui permit, à son époque, d'affermir le droit des classes ouvrières de faire entendre leur manque de reconnaissance.

 

B- La théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth.

        1- « La lutte pour la reconnaissance »

Axel Honneth s’est donné pour mission de  relancer la théorie critique au moyen d’une théorie de la reconnaissance. C’est alors que dans le champ de la philosophie sociale et pratique, il a formulé le programme La lutte pour la reconnaissance. Il s'y attache à identifier les mécanismes qui, dans le capitalisme contemporain, empêchent les êtres humains d'accéder à la réalisation de soi, en insistant sur l'importance de la reconnaissance et du respect de l'individu.

En appuis aux travaux d’ Hegel mais aussi en se basant sur les acquis de la psychologie sociale de George Herbert Mead à Donald Winnicott, il propose de comprendre les confrontations sociales sur le modèle d'une « lutte pour la reconnaissance », ce qui suppose que la réalisation de soi, comme personne, dépend très étroitement d’une reconnaissance mutuelle.

Le terme reconnaissance désigne pour lui,  une attente fondamentale, un besoin subjectif, relevant d’une l’anthropologie philosophique. En effet  selon Axel Honneth le besoin de reconnaissance est l’une des caractéristiques de la nature humaine, inter subjectivement et socialement constituée[7]. Dans ses analyses il conclut que les attentes de reconnaissance sont intimement liées au processus de socialisation ;  il l’explique en démontrant que  le rapport positif à soi étant inter subjectivement constitué dans des rapports de reconnaissance, il est également inter subjectivement vulnérable et en attente de confirmation.

C’est parce que le rapport positif à soi est inter subjectivement vulnérable que les individus sont essentiellement en attente de reconnaissance. Sur la base de cette idée, Honneth distingue différentes formes d’attentes de reconnaissance ; elles-mêmes liées à différents types de rapports positifs à soi, acquis à travers différentes formes de socialisation.

2- Les types de reconnaissance[8] selon Honneth.

            Le premier type de reconnaissance est la sphère de l'amour : Il s’agit à travers cette forme primaire de reconnaissance de confirmer aux individus ‘en chair et en os’ leur « capacité à être seul » dans la satisfaction de leurs besoins et l’assouvissement de leurs désirs. Elle touche aux liens affectifs unissant une personne à un groupe restreint. Seule la solidité et la réciprocité de ces liens confèrent à l'individu cette confiance en soi sans laquelle il ne pourra participer avec assurance à la vie publique. S’appuyant sur les travaux de Donald Winnicott à propos du rapport originaire liant la mère au nourrisson, Honneth caractérise la reconnaissance amoureuse comme un équilibre constitutif de l’identité personnelle entre l’état de dépendance et l’autonomie de soi. L’amour au sens de rapports interpersonnels de proximité (liens familiaux, amicaux, amoureux) en est le vecteur privilégié et la « confiance en soi ».

 Le deuxième type de reconnaissance est juridico-politique : à la différence de la reconnaissance amoureuse, la reconnaissance juridique ne part pas de l’individu ‘en chair et en os’, mais présuppose la perspective d’un « autrui généralisé » (George Herbert Mead) sous la forme d’un sujet auquel est reconnu la capacité formelle et universelle de poser des jugements pratiques et de rendre compte de ses actes. La reconnaissance de la personne juridico-morale passe par le vecteur du droit entendu comme réciprocité entre les droits et les devoirs. Le rapport positif à soi que vise la reconnaissance juridique (ou morale au sens strictement kantien du terme) est la dignité ou le « respect de soi » : « c’est parce qu'un individu est reconnu comme un sujet universel, porteur de droits et de devoirs, qu'il peut comprendre ses actes comme une manifestation [respectée par tous] de sa propre autonomie »[9]. En cela, la reconnaissance juridique se montre indispensable à l'acquisition du respect de soi. Mais ce n'est pas tout. Pour parvenir à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes, les humains doivent encore jouir d'une considération sociale leur permettant de se rapporter positivement à leurs qualités particulières, à leurs capacités concrètes ou à certaines valeurs dérivant de leur identité culturelle.

 Le troisième type de reconnaissance est  culturel :   elle ne porte ni sur un individu concret, ni sur la personne juridico-morale abstraite, mais sur les sujets ‘à part entière’ qui, à travers leurs propriétés et leurs trajectoires de vie singuliers, forment la communauté éthique d’une société. Le vecteur par lequel transite la reconnaissance culturelle est le travail social considéré comme la prestation ou la contribution qu’apportent les différents sujets qui la composent à la communauté éthique des valeurs. Dont résulte alors l’estime de soi ou le sentiment de sa propre valeur.

 

II- La question anglophone au Cameroun comme lutte pour la reconnaissance.

  1. La reconnaissance sociale des anglophones au Cameroun et l’expérience du déni de reconnaissance.

L’individu se constitue par l’intermédiaire, outre de l’identification à autrui, de la reconnaissance par autrui nous dit Axel Honneth. C’est dans ce deuxième mouvement que réside tout l’enjeu de la crise sociale que vit notre pays depuis quelques années déjà. Car, c’est justement le déni de reconnaissance qui, il semble, est à l’origine de ces pathologies sociales, puisqu’il empêche alors la construction de « l’individu anglophone camerounais ». Suivant un schéma dichotomique très présent d’ailleurs chez Axel Honneth, celui du mépris versus la reconnaissance, force est de constater en effet qu’un individu méprisé, ou qui le ressent tel quel, ne peut se réaliser de manière positive, devenir un individu entier, un citoyen à part entière non « mutilé ».

  1. L’essor du malaise anglophone au Cameroun : évocation de quelques faits historiques.

Le 06 Mai 1972, Ahidjo annonce à l’Assemblée Nationale qu’il a l’intention de transformer la République Fédérale en un Etat unitaire, à condition que l’électorat l’appui dans un referendum qui se tiendra le 20 Mai ; abrogeant ainsi la clause I de l’accord de Foumban de 1961 : « any proposal for revision of the present constitution, which impairs the unity and the integrity of the Federation shall be inadmissible»[10].

Le manque d’unité et la sévère répression ont empêché les dirigeants Anglophones d’exprimer ouvertement leurs critiques sur la domination francophone du régime Ahidjo jusqu’en 1982.

En 1983, le gouvernement va promulguer une ordonnance modifiant l’examen du GCE advance level en le rapprochant du Baccalauréat. Les manifestations  et le boycott qui en ont résulté ont été réprimés par la brutalité policière à l’université de Yaoundé et dans les centres urbains.

En 1984, le gouvernement va sans consultation et de son propre chef, changer le nom du pays : on passera alors, malgré de fortes protestations, de la « République-Unie du Cameroun » à la « République du Cameroun » - appellation du Cameroun (francophone) avant la réunification.

 En 1985, Fon Gorji Dinka, avocat anglophone, est arrêté parce qu’ayant distribué une pétition déclarant le gouvernement Biya inconstitutionnel et appelant le Cameroun méridional à devenir indépendant. Presque simultanément, deux mémorandums sont soumis au congrès de l’UNC au pouvoir à Bamenda, par des membres de l’élite du Nord-Ouest et du Sud-Ouest résidant à Douala, ceci afin d’attirer l’attention sur le sentiment de sa mise à l’écart de la minorité anglophone…[11]

Ces différentes « atteintes et entraves » à la reconnaissance, entraînent une expérience du mépris (qui affecte négativement le rapport à soi et aux autres) des anglophones du Cameroun. On assiste alors à la dissolution de la confiance en soi en tant que personnes dignes d’affection, à la perte du respect de soi comme membres de la communauté nationale d’égaux en droits et à la perte de l’estime de soi comme sujets contribuant par leurs pratiques à la vie commune. Les anglophones se voient  refuser les conditions d’une formation positive de leur identité, - ils sont devenus des « anglo-fous ».

On a tôt fait de leurs opposer que l’Etat unitaire est le résultat du vote massif du peuple camerounais tel qu’il a été exprimé « volontairement » lors du référendum de 1972. Quand parallèlement, en réponse à leur demande pour un retour à l’Etat fédéral, on ne leur rétorque pas que c’est très couteux, susceptible de provoquer des sentiments ethniques et régionaux plutôt que la conscience nationale ; quand on n’assimile pas simplement le fédéralisme à la sécession…

Dans bien des cas, ces expériences du mépris deviennent des motifs de luttes visant à retrouver des relations de reconnaissance sous une forme « pleine et entière ». Il aurait donc été convenable d’être attentif aux effets négatifs engendrés par ce qu’ils considèrent comme la dépréciation de certains modèles de réalisation de soi, pour mitiger ou éradiquer tout risque de violences et de  radicalisme .Violences de plus en  plus légion dans cette zone du pays, eu égard au fait que ceux qui se conforment à ces modèles particuliers ne puissent plus accorder à leur existence la moindre signification positive et, eu égard  à la dépréciation et/ou au déni particulier de reconnaissance de ce qu’ils considèrent comme faisant partie d’eux-mêmes.

Par ailleurs, il convient de noter que la reconnaissance sociale, comme le dit Honneth, est aussi liée à la dimension du passé. Les anglophones échouent donc à se sentir membres à part entière de la société camerounaise dans laquelle ils sont pourtant nés, aussi longtemps que l’histoire de leur groupe n’a pas été publiquement et/ou entièrement restituée et débattue.

  1. La question de l’insensibilité et de la marginalisation.

Axel Honneth envisage en outre un type de déformation de la reconnaissance («  l’invisibilité sociale »), qui correspond à une autre modalité du mépris. Abordant cette question de l’invisibilité, il est amené à préciser le concept de reconnaissance en s’inspirant du concept kantien de « respect » : un acte de reconnaissance suppose une limitation du point de vue égocentrique du sujet, soit une forme de décentrement de soi conférant à l’autre sa « valeur sociale ». Reconnaître revient alors à « attribuer au partenaire autant d’autorité morale sur ma personne que j’ai conscience d’en avoir moi-même en ce que je suis obligé d’accomplir ou de m’abstenir de certains types d’action »[12].

C’est donc par des gestes expressifs que les sujets humains manifestent la valeur positive de leurs partenaires d’interaction dans une reconnaissance mutuelle. Inversement, l’absence de cette médiation expressive revient à leur signifier leur inexistence sociale ou alors un dédain pour celle-ci ; à les rendre invisibles, et par conséquent, les soumettre au mépris.

       Une analyse naïve peut nous permettre ici de faire un parallèle entre le besoin de reconnaissance des anglophones et le déni de reconnaissance affiché par les exo groupes – francophones en présence. Le simple fait pour certains membres de ce dernier groupe de nier l’existence même d’un problème ou tout au moins d’une « question » anglophone est considéré comme un manque de respect à l’égard de l’endo-groupe anglophone, une tentative d’avilissement, la négation même de leur existence.

Aussi, la faible captation des ressortissants anglophones dans les hautes sphères de prise de décision, la relégation de la langue anglaise comme deuxième langue officielle, le fait que « bamenda » soit devenu dans l’imagerie populaire, le synonyme de personne déraisonnable, extravagante, marginale…, renforce l’endo-groupe anglophone dans le sentiment selon lequel, il n’aurait pas de valeur sociale, ou tout au moins, pas la même valeur que tout autre groupe constitutif de la société camerounaise.

Le résultat est celui qu’on sait. Les revendications corporatistes avec la marche de protestation des avocats anglophones – 08 Novembre 2016, la grève des enseignants d’expression anglaise du Nord-Ouest et du Sud-Ouest – 21 Novembre 2016-, le mouvement d’humeur des étudiants de l’Université de Buea réprimé avec violence et force…qui se sont rapidement mués en grève générale ponctuée de revendications politiques remettant en cause - par certains côtés -, à la fois la forme et le fonctionnement de l’Etat du Cameroun.

 

  1. Reconnaissance des anglophones oui ; mais faisons attention quand même.

  1. Pathologie de la reconnaissance chez les anglophones au Cameroun.

Nous nous devons de faire part d’un paradoxe qui existe autour de la reconnaissance et qu’Elena Pulcini[13] met très bien en lumière dans son article « Pathologies de la reconnaissance ». On peut le synthétiser en trois prémisses : (i) la reconnaissance d’autrui est nécessaire pour la construction de sa propre identité, (ii) désirable de ce point de vue-là, la reconnaissance peut devenir l’objet de la « passion du Moi », (iii) la « passion du Moi » conduit à la construction d’un faux Moi.

Expliquons rapidement chacune des prémisses.

Tout d’abord la première :

  1. la reconnaissance d’autrui est nécessaire pour la construction de sa propre identité. En effet, nous avons vu que la reconnaissance correspond à une manifestation de la valeur d’autrui et est ainsi, en tant que telle, primordiale pour la construction sociale du sujet et son développement. Il est nécessaire et indispensable que les anglophones soient reconnus sur les plans : affectif, politico-juridique, et culturel pour que ceux-ci puissent être des citoyens à part entière.
    (ii) Parce que la reconnaissance est nécessaire pour la construction de sa propre identité, elle est désirable et peut en ce sens devenir l’objet de la « passion du Moi»[14]. Cette passion entraine alors une compétition entre les hommes qui recherchent tous un perfectionnement moral du Moi par amour propre ; c’est très souvent pour le cas d’espèce, le fait d’une élite qui cherche à exacerber une situation pour, par la suite, profiter de rente politique qui pourrait en découler. Mais il ne s’agit pas seulement de rivalités pouvant mener à des conflits.
     (iii) En effet, voici la troisième prémisse de ce paradoxe : La « passion du Moi » conduit à la construction d’un faux Moi. Le désir d’obtenir la reconnaissance publique incite en effet les individus à construire leur propre identité selon les attentes et les valeurs de l’autre. Ainsi le paradoxe dont nous faisons état peut se résumer de la manière suivante : la reconnaissance de la part de l’autre, nécessaire pour la réalisation de soi, exige la construction d’une fausse identité menant à une auto-tromperie.
    Il s’agit bel et bien, nous dit Elena Pulcini d’« une idée de reconnaissance pathologique [qui] se configure pleinement comme l’effet de ce que nous pouvons justement définir, avec Honneth, des « pathologies du social » : c’est-à-dire d’une structure sociale corrompue et injuste qui empêche toute « autoréalisation individuelle»[15]. Or, la conclusion d’une telle thèse est que l’idée de reconnaissance morale n’est pas donnée à priori, puisque nous nous fourvoyons en quête de reconnaissance. Elle révèle aussi une distinction conceptuelle entre ce qui serait une reconnaissance authentique et une fausse idée du désir de reconnaissance » où la distribution de marques de reconnaissance devient outil de gestion de la ressource humaine dans le pays par exemple. Cet aspect négatif de la reconnaissance, dont parle Elena Pulcini et d’autres commentateurs, Axel Honneth le désigne sous le terme de « reconnaissance idéologique »[16]. Il  fait donc une distinction conceptuelle entre reconnaissance idéologique et reconnaissance non idéologique, qu’il appelle également « reconnaissance justifiée », pour faire face aux critiques, qui lui reprochent essentiellement le fait que sa théorie de la reconnaissance n’ait pas de critères pour distinguer une reconnaissance authentique d’une fausse reconnaissance.

L’argument d’Axel Honneth consiste essentiellement à dire qu’une promesse institutionnelle de reconnaissance est idéologique/abstraite, lorsque celle-ci ne peut pas être honorée par l’institution en question, comme cela peut être le cas, encore une fois, lorsque la distribution de marques de reconnaissance devient un outil de gestion de la ressource humaine (un ministre par-là, deux directeurs généraux par ici, trois préfets...).

  1. La reconnaissance source de pathologies sociales dans le pays.

En effet, dans sa distinction entre reconnaissance idéologique et reconnaissance justifiée, Axel Honneth répond à la question sur l’identification d’adressage de fausse reconnaissance  qui n’est pas honoré, mais ne dit rien à propos de la reconnaissance lorsqu’elle devient source de pathologies sociales : il ne s’agit plus seulement d’un adressage de reconnaissance qui ne serait pas véritable, mais la reconnaissance, ou plutôt le besoin de reconnaissance, qui porte lui-même atteinte aux conditions de réalisation de soi. Il s’agit là de reconnaissance idéologique, mais au sens fort du terme marxien : lorsque les individus traduisent leurs conditions d’existence à travers la reconnaissance à laquelle ils aspirent en vue de leurs intérêts et non plus en vue de sa vraisemblance.

Pour le cas d’espèce, nous pourrions ici être en présence d’une compétition entre régions : très souvent, au nom de l’impératif de reconnaissance, les ethnies, les régions et même les partis politiques deviennent des groupes de pression dans les nominations aux postes administratifs et gouvernementaux. La compétition ethnique est engagée avec comme objectif de consolider la solidarité dans l’ethnie et se protéger contre l’hégémonie des autres ethnies (pour ce faire, chacun y va de ses revendications et de ses pressions au pouvoir).

Cependant, la grande honte c’est de constater que les revendications identitaires, ethnocentriques, les intrigues et les menaces contre la « quiétude » de l’Etat en l’occurrence, ne se font  pas autour des projets de développement. Ils se font autour des postes administratifs et ministériels en faveur des individus, un « frère », un « fils du pays » qui en eux-mêmes, n’ont aucune importance puisque n’apportant aucun changement dans la vie de ces groupes (d’où les « paradoxes [de quelques forts] pays organisateur »).

Pour revenir à des vues beaucoup plus générales, ne voyons-nous pas ici et là, des leaders qui font du nationalisme leur cheval de bataille ? Encore une fois, les populations n’y gagnent rien, elles servent juste de remparts et de moyens de pression.  

Il faut peut-être voir à travers ce renversement de la reconnaissance, une insuffisance du concept de reconnaissance, qui devenu norme n’est pas autocritique d’une part et est peut-être insuffisant également, pour faire état du développement des individus dans la société.  La théorie de la reconnaissance est certes pertinente lorsqu’elle souligne ce qui est fondamental dans la construction de l’identité (c’est-à-dire avoir un rapport positif à soi, qui demande toujours à être confirmé dans des rapports de reconnaissance), mais, en restant dans un champ normatif, elle oublie parfois de prendre plus en considération les effets des rapports structurels de domination sur l’existence individuelle.

Quoi qu’il en soit, et pour reprendre Emmanuel Renault, l’idée que la reconnaissance puisse effectivement avoir une dimension idéologique « ne débouche pas nécessairement sur une réfutation du programme de la théorie de la reconnaissance. Elle définit bien plutôt un défi qu’elle tente de relever pour être à la hauteur de ses ambitions critiques. » Et, évidemment notre analyse sur la question anglophone au Cameroun ne déroge pas à cette conclusion

 

        La problématique de la reconnaissance s’impose aujourd’hui comme un grand thème intégrateur des sciences sociales et politiques. Il émerge à l’occasion d’une forte remise en question de la théorie de la justice procédurale d’inspiration économique à l’aide des travaux du philosophe allemand Axel Honneth  avec son ouvrage lutte pour la reconnaissance précédés de ceux de Hegel sur la subjectivité humaine et Marx sur la lutte des classes.

        La théorie de la reconnaissance se présente alors comme un nouveau schème permettant de subsumer des revendications aussi différentes que celles des minorités raciales, ethniques ou sexuelles et, plus largement, toutes les formes de discrimination présentes dans les sociétés actuelles tant au niveau micro-méso qu’au niveau  macro-méga ; théorisant de ce fait les origines des conflits, des crises. La pertinence de cette théorie se justifie en ce sens qu’elle apporte un nouveau regard anthropologique ; social et éthique sur  le problème de reconnaissance comme cause des conflits. D’après Axel Honneth, en effet, seuls les sujets reconnus par un alter ego disposent d’un rapport suffisamment positif à soi pour pouvoir chercher à agir dans le but de valoriser leurs existences et de transformer la société pour y rendre la vie meilleure.

     Ces anglophones dérangent, ils n’ont pas de problèmes spécifiques, ils sont manipulés… Le fait d’ainsi pointer du doigt, les populations anglophones qui revendiquent en sus, ni plus ni moins que la reconnaissance dans ces trois sphères tel que défini par Honneth (amour, juridico-politique et culturelle) ne mettra pas fin, et ne réduira en rien ce sentiment, leur ressentiment ; bien au contraire ! Il est possible qu’il s’apaise, mais ce sera pour qu’il revienne de façon plus forte - sous une forme plus dure, plus radicale - et beaucoup plus véhémente. Se prémunir de toute présomption de connaissance et prendre à bras le corps cette question pour lui trouver des solutions pérennes serait la voix idoine. Sans doute aussi qu’un nouveau/autre type de leadership est indispensable pour que cette question puisse être réglée de façon efficace et définitive.

 

 


Notes 


[1] Une analyse critique des sciences sociales dans une perspective néo marxiste, portée notamment par l’Ecole de Frankfort. Cette école se penche sur les concepts de critique comme :
• au sens des Lumières : la raison pour décrypter les textes,
• au sens de la philosophie idéaliste allemande : voir Kant (épistémologie),
• au sens marxiste : il faut prendre conscience de la situation pour s'en libérer.
[2] Par « pathologies sociales », Honneth entend des relations ou des évolutions sociales qui portent atteinte, aux conditions de réalisation de soi.
[3] Voir également pour la présentation de ces thèses : « La Théorie de la reconnaissance : une esquisse » et « Visibilité et invisibilité : sur l’épistémologie de la "reconnaissance" », Revue du MAUSS n° 23, 2004. Surtout : Alain CAILLE (sous la direction de), La Quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, La Découverte, 2007. Et : Haud GUEGUEN, Guillaume MALOCHET, Les Théories de la reconnaissance, Repères, La Découverte, 2012. [130 p.]
[4] Il s’agit dans ce contexte de l’idée de l’état de nature
[5] HEGEL ; G.W.F, Phénomélogie de l’Esprit, Paris, Vrin, 2006,P 201, cité in Ritz, Mahaut : Reconnaissance et identité : Deux concepts critiques dans la philosophie d’Axel Honneth , 2011-2012.
[6] Marx, Karl, L’introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel (1844), Paris,
Ellipses, 2000, cité in Ritz, Mahaut : Reconnaissance et identité : Deux concepts critiques dans la philosophie d’Axel Honneth, 2011-2012
[7] Ritz, Mahaut : Reconnaissance et identité : Deux concepts critiques dans la philosophie d’Axel Honneth, 2011-2012
[8] Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000 (traduction française de l’édition allemande de 1992, seconde édition allemande complétée en 2003). Voir aussi Annexe : Autres auteurs qui invitent à prendre la mesure des différents usages de la « reconnaissance » :
I – Dans le monde antique - Platon et Aristote
II – Dans le monde du travail - notamment le succès d’une notion ambiguë – les dénis de la reconnaissance au travail et le questionnement : « la reconnaissance comme idéologie ? »
III – Fondements et enjeux d’une politique de la reconnaissance, notamment dans la vision multi culturaliste : thèses de Charles Taylor et de W. Kymlicka ; expériences et controverses sur les politiques e la reconnaissance.
IV – Critiques du paradigme de la reconnaissance – autour des usages critiques conduits par Nancy Fraser (reconnaissance versus redistribution) ; l’approche de la pensée du don (Marcel Mauss…) ; les travaux de Judith Butler – reconnaissance et question du genre…)
[9] Axel Honneth, op.cit.
[10] Cité in, Piet Konings, Francis Nyamnjoh, The Anglophone problem in Cameroon, The Journal of Modern African Studies, 35, 2(1997), pp. 207-229
[11].OP. Cit.
[12] Honneth A., la société du mépris : vers une nouvelle théorie critique, p.29
[13] Mahaut Ritz in « Reconnaissance et identité » donne la référence suivante pour Elena Pulcini : Pulcini, Elena, dans Caille, Alain (Dir.), Lazzeri, Christian (Dir.), La reconnaissance aujourd’hui, Paris, CNRS Editions, 2009 p.403-425.
[14] C’est Elena Pulcini qui conceptualise l’idée de la « passion du Moi » en se servant de l’héritage de différents philosophes. Il s’agit en particulier de l’héritage de Hobbes et de sa « lutte pour l’ « honneur » » qui entraine des conflits entre les hommes pour que soit reconnue leur supériorité, de celui de Pascal et de son Moi pascalien qui tend, par vanité, à tromper les autres et lui-même en construisant une image de lui non authentique, ainsi que de l’héritage philosophique de Rousseau avec sa « passion de la distinction » engendrée par l’apparition des premières formes de lien social et qui entraine une rivalité entre les hommes dans une course à la reconnaissance. Bien sûr ces philosophes utilisent des concepts différents et n’expliquent pas cette « passion de Moi » obligatoirement de la même façon, mais il transparait néanmoins que ceux-ci s’accordent sur l’existence de cette passion issue de notre besoin de reconnaissance.
[15] Op. cit. p.417
[16] Un article y est consacré, « la reconnaissance comme idéologie », dans Honneth, Axel, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, Editions La Découverte, 2006, 2008,



Bibliographie.


- Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 1996.

 - Honneth, Axel, « Sans la reconnaissance, l’individu ne peut se penser en sujet de sa propre

vie », Philosophie Magazine [en ligne], n°5, décembre 2006, propos recueillis par Alexandra Laignel-Lavastine,

- Honneth, Axel, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Édition établie par Olivier Voirol, éditions la découverte, 2006.

- Honneth, Axel, La lutte pour la reconnaissance, Folio Essais, 2013, lu par Nicolas Novion – « oeil de minerve ISSN 2267-9243 ».

- Konings, Piet, Nyamnjoh, B. Francis, The Anglophone problem in Cameroon, The Journal of Modern African Studies, 35, 2(1997).

- « La Théorie de la reconnaissance : une esquisse » et « Visibilité et invisibilité : sur l’épistémologie de la "reconnaissance" », Revue du MAUSS n° 23, 2004.

- Ritz, Mahaut, « Reconnaissance et identité. Deux concepts critiques dans la philosophie d’Axel Honneth», upmf, 2013.

- Raymond, Charles,  « Le retour des sentiments moraux dans la théorie de la reconnaissance »,      [http://www.revistaindice.com.br].

 - http://www.philomag.com/article,entretien,axel-honneth-sans-la reconnaissance-l-individu-ne-peut-se-penser-en-sujet-de-sa-propre-vie, 180.php (page consultée le 15/02/2014).



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