Par Djabo Mataba – Consultant.
Quel est le désir humain fondamental
? Être heureux sans doute, mais comment l’être ? Cette nécessité ne met pas
seulement en jeu le rapport de l’homme à la nature, elle met surtout en exergue
notre rapport à nos semblables. Or,
chacun veut être reconnu par les autres, dit Hegel. Le désir humain essentiel
est donc le désir de reconnaissance. Mais, qu’est-ce que cela veut dire, être
reconnu ? Quel rapport avec le bonheur de tous les Camerounais aujourd’hui ?
Commençons par expliquer un certain nombre de concepts.
La
notion de « reconnaissance » a pris ces dernières décennies une place tout- à-
fait considérable dans les analyses sociologiques, politiques et
philosophiques. Après l’ouvrage de Fukuyama La fin de l’histoire et le
dernier homme (1992), qui proposait une relecture complète de « l’histoire
du monde » sous l’angle de la « lutte pour la reconnaissance », ont été
publiés, par exemple, le livre de Ricœur, Parcours de la Reconnaissance (2004),
ou encore celui d’Emmanuel Renault L’expérience de l’injustice
–Reconnaissance et clinique de l’injustice (2004), pour n’évoquer que
quelques titres dans une production bibliographique en constante expansion. Une
de ces productions a pourtant attirée notre attention :
c’est l’ouvrage sans doute le plus « reconnu » en ce domaine et qui à bien des
égards, joue un rôle fondateur, ou du moins un rôle de référence actuellement,
pour les analyses philosophiques et sociales en termes de « reconnaissance ».
C’est La lutte pour la reconnaissance (Alex Honneth, paru en 1992, traduit
en français en 2000), complétée et enrichie par la publication d’un
important recueil de textes rassemblés sous le titre La société du mépris –vers
une nouvelle Théorie critique.
Dans la lignée de la Théorie critique[1], Axel
Honneth se donne pour but d’analyser les processus de développement social
vécus comme manqués ou perturbateurs et qu’il désigne sous le nom de «
pathologies sociales[2] ». De la reconnaissance dépend la possibilité
des individus de mener une « vie bonne ». Or, tout cela présuppose la
possibilité non évidente de pouvoir établir les critères universels d’une « vie
bonne », celle qui mène à l’accomplissement ou à la « réalisation de soi ».
Il ne s’agit pas ici pour nous, de
faire un commentaire intégral de cet ouvrage ou de l’œuvre d’Honneth, mais de
nous permettre, tout d’abord, de remettre la théorie de la reconnaissance dans
son contexte initial notamment avec
certains de ses précurseurs à l’instar d’Hegel et de Marx ; ensuite de comprendre,
expliquer l’origine ou les origines de la crise qui secoue aujourd’hui la
partie autrefois occidentale de notre pays ; Solliciter la théorie de
la reconnaissance dans la question anglophone au Cameroun et, traiter de ces
enjeux, reviendront déjà à savoir quels en sont les fondements, et dans quelle
mesure la reconnaissance est nécessaire, aux individus, à nos concitoyens du
Nord-ouest et du Sud-Ouest, pour se construire une identité positive. En
corrélation avec cette question, on se demandera dans quelle mesure
l’introduction du concept d’identité, dans la critique de notre société est pertinente
et/ou dangereuse?
I - Les
fondements et les enjeux de la théorie
de la reconnaissance[3]
Cette première partie consistera à retracer, dans un premier moment les substrats théoriques de la théorie
de la reconnaissance avec les auteurs Hegel et Marx (A) et dans un second
moment, à ressortir l’essentiel de cette
théorie avec Axel Honneth (B).
A- Influences de Hegel et Marx
1-Hegel
et sa conception de la subjectivité humaine
L’idée première de Hegel sur la reconnaissance
est développée dans ses textes de sa
jeunesse, notamment l’article Sur les manières de
traiter scientifiquement du droit naturel de 1802, le Système de la vie
éthique de 1803-1804, et la Realphilosophie de 1805 et enfin Phénomélogie
de l’Esprit. La
reconnaissance correspond chez Hegel à l’essence de la subjectivité/personnalité
humaine.
Dans son approche, au lieu de penser la société comme
un champ de lutte pour l’existence[4] que l’Etat viendrait
pacifier, Hegel envisage la réalité
sociale comme le lieu d’une confrontation morale ayant pour finalité la
reconnaissance mutuelle des individus contrairement à l’aspect d’une lutte pour
la conservation de l’identité physique développée par la philosophie sociale
moderne née de Machiavel et Hobbes.
Hegel fait de la reconnaissance, un acte symbolique de
reconnaitre quelqu’un comme humain en lui accordant un état de sociabilité
humaine. Reconnaissance rime chez lui avec humanisation[5]. Ainsi il distingue trois sphères de
reconnaissance :
Premièrement, la reconnaissance affective : restreinte au cercle familial
dans lequel l’individu, par l’amour et ses manifestations qu’il reçoit, voit
ses besoins concrets reconnus.
Deuxièmement, la reconnaissance juridique : l’individu acquiert une reconnaissance civile laquelle le
dote des droits et se trouve ainsi reconnue par la société civile.
Troisièmement, la reconnaissance de l’Etat :
l’individu acquiert une reconnaissance de l’État instance suprême ;
laquelle lui autorise des liens de
solidarité qui constituent la vie éthique.
En somme, l’idée de reconnaissance développée par
Hegel se résume en la subjectivité humaine reconnue par l’amour, le droit et «
l’éthicité » ; étapes essentielles
dans la vie d’un individu et lui
permettant d’acquérir une reconnaissance individuelle en tant que
personne autonome et singulière.
2-Marx et la lutte des classes.
Karl
Marx fonde sa conception de la reconnaissance dans
deux concepts majeurs : le matérialisme
historique et le concept d’aliénation.
Le matérialisme
historique conçu d’une philosophie de l’action, précise que « le mode de
production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social,
politique et intellectuel en général. » En effet dans la société capitalisme,
ce n’est pas dit-il, la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est
inversement leur être social qui détermine leur conscience.
Ensuite le concept
d’aliénation développé par Marx décrit le processus par lequel l’individu
s’identifie à des formes de domination, justifiées par le système de
productivité capitaliste. C’est alors que
Karl Marx, pour mettre fin à cette domination des prolétaires, introduit
une lutte pour la reconnaissance[6]
pour que ceux-ci (les prolétaires) soient reconnus et restitués dans leurs
droits sociaux.
On peut ainsi
souligner les effets positifs de l’héritage marxiste qui permit, à son époque, d'affermir le
droit des classes ouvrières de faire entendre leur manque de reconnaissance.
B- La théorie de la
reconnaissance d’Axel Honneth.
1-
« La lutte pour la reconnaissance »
Axel Honneth s’est donné pour mission de relancer la théorie critique au moyen d’une théorie de la reconnaissance.
C’est alors que dans le champ de la philosophie sociale et pratique, il a
formulé le programme La lutte pour la reconnaissance. Il s'y attache à identifier les mécanismes qui, dans le
capitalisme contemporain, empêchent les êtres humains d'accéder à la
réalisation de soi, en insistant sur l'importance de la reconnaissance
et du respect de l'individu.
En
appuis aux travaux d’ Hegel mais aussi en se basant sur les
acquis de la psychologie sociale de George Herbert Mead à Donald Winnicott, il
propose de comprendre les confrontations sociales sur le modèle d'une « lutte
pour la reconnaissance », ce qui suppose que la réalisation de soi, comme
personne, dépend très étroitement d’une reconnaissance mutuelle.
Le terme
reconnaissance désigne pour lui, une
attente fondamentale, un besoin subjectif, relevant d’une l’anthropologie
philosophique. En effet selon Axel
Honneth le besoin de reconnaissance est l’une des caractéristiques de la nature
humaine, inter subjectivement et socialement constituée[7].
Dans ses analyses il conclut que les attentes de reconnaissance sont intimement
liées au processus de socialisation ; il
l’explique en démontrant que le rapport
positif à soi étant inter subjectivement constitué dans des rapports de
reconnaissance, il est également inter subjectivement vulnérable et en attente
de confirmation.
C’est parce que le
rapport positif à soi est inter subjectivement vulnérable que les individus
sont essentiellement en attente de reconnaissance. Sur la base de cette idée,
Honneth distingue différentes formes d’attentes de reconnaissance ;
elles-mêmes liées à différents types de rapports positifs à soi, acquis à
travers différentes formes de socialisation.
2- Les types de reconnaissance[8]
selon Honneth.
Le
premier type de reconnaissance est la sphère de l'amour : Il s’agit à travers cette forme
primaire de reconnaissance de confirmer aux individus ‘en chair et en os’ leur
« capacité à être seul » dans la satisfaction de leurs besoins et
l’assouvissement de leurs désirs. Elle touche aux
liens affectifs unissant une personne à un groupe restreint. Seule la solidité
et la réciprocité de ces liens confèrent à l'individu cette confiance en soi
sans laquelle il ne pourra participer avec assurance à la vie publique. S’appuyant sur les travaux de Donald Winnicott à propos du rapport
originaire liant la mère au nourrisson, Honneth caractérise la reconnaissance
amoureuse comme un équilibre constitutif de l’identité personnelle entre l’état
de dépendance et l’autonomie de soi. L’amour au sens de rapports
interpersonnels de proximité (liens familiaux, amicaux, amoureux) en est le
vecteur privilégié et la « confiance en soi ».
Le deuxième type de reconnaissance est juridico-politique
: à la différence de la reconnaissance amoureuse, la reconnaissance juridique
ne part pas de l’individu ‘en chair et en os’, mais présuppose la perspective
d’un « autrui généralisé » (George Herbert Mead) sous la forme d’un sujet
auquel est reconnu la capacité formelle et universelle de poser des jugements
pratiques et de rendre compte de ses actes. La reconnaissance de la personne
juridico-morale passe par le vecteur du droit entendu comme réciprocité entre
les droits et les devoirs. Le rapport positif à soi que vise la reconnaissance
juridique (ou morale au sens strictement kantien du terme) est la dignité ou le
« respect de soi » : « c’est parce qu'un individu est reconnu comme
un sujet universel, porteur de droits et de devoirs, qu'il peut comprendre ses
actes comme une manifestation [respectée par tous] de sa propre autonomie »[9].
En cela, la reconnaissance juridique se montre indispensable à l'acquisition du
respect de soi. Mais ce n'est pas tout. Pour parvenir à établir une relation
ininterrompue avec eux-mêmes, les humains doivent encore jouir d'une
considération sociale leur permettant de se rapporter positivement à leurs
qualités particulières, à leurs capacités concrètes
ou à certaines valeurs dérivant de leur identité culturelle.
Le troisième
type de reconnaissance est culturel
: elle ne porte ni sur un individu concret, ni
sur la personne juridico-morale abstraite, mais sur les sujets ‘à part entière’
qui, à travers leurs propriétés et leurs trajectoires de vie singuliers,
forment la communauté éthique d’une société. Le vecteur par lequel transite la
reconnaissance culturelle est le travail social considéré
comme la prestation ou la contribution qu’apportent les différents sujets qui
la composent à la communauté éthique des valeurs. Dont résulte alors l’estime
de soi ou le sentiment de sa propre valeur.
II- La question anglophone au Cameroun
comme lutte pour la reconnaissance.
- La reconnaissance sociale des anglophones au Cameroun et l’expérience du déni de reconnaissance.
L’individu se constitue par l’intermédiaire, outre de l’identification à
autrui, de la reconnaissance par autrui nous dit Axel Honneth. C’est dans ce
deuxième mouvement que réside tout l’enjeu de la crise sociale que vit notre
pays depuis quelques années déjà. Car, c’est justement le déni de
reconnaissance qui, il semble, est à l’origine de ces pathologies sociales,
puisqu’il empêche alors la construction de « l’individu anglophone
camerounais ». Suivant un schéma dichotomique très présent
d’ailleurs chez Axel Honneth, celui du mépris versus la reconnaissance,
force est de constater en effet qu’un individu méprisé, ou qui le ressent tel
quel, ne peut se réaliser de manière positive, devenir un individu entier, un citoyen
à part entière non « mutilé ».
- L’essor du malaise anglophone au Cameroun : évocation de quelques faits historiques.
Le 06 Mai 1972, Ahidjo annonce à l’Assemblée Nationale
qu’il a l’intention de transformer la République Fédérale en un Etat unitaire,
à condition que l’électorat l’appui dans un referendum qui se tiendra le 20 Mai ;
abrogeant ainsi la clause I de l’accord de Foumban de 1961 : « any
proposal for revision of the present constitution, which impairs the unity and
the integrity of the Federation shall be inadmissible»[10].
Le manque d’unité et la sévère répression ont empêché
les dirigeants Anglophones d’exprimer ouvertement leurs critiques sur la
domination francophone du régime Ahidjo jusqu’en 1982.
En 1983, le gouvernement va promulguer une ordonnance
modifiant l’examen du GCE advance level en le rapprochant du Baccalauréat. Les
manifestations et le boycott qui en ont
résulté ont été réprimés par la brutalité policière à l’université de Yaoundé
et dans les centres urbains.
En 1984, le gouvernement va sans consultation et de
son propre chef, changer le nom du pays : on passera alors, malgré de
fortes protestations, de la « République-Unie du Cameroun » à la
« République du Cameroun » - appellation du Cameroun
(francophone) avant la réunification.
En 1985, Fon
Gorji Dinka, avocat anglophone, est arrêté parce qu’ayant distribué une
pétition déclarant le gouvernement Biya inconstitutionnel et appelant le
Cameroun méridional à devenir indépendant. Presque simultanément, deux mémorandums
sont soumis au congrès de l’UNC au pouvoir à Bamenda, par des membres de l’élite
du Nord-Ouest et du Sud-Ouest résidant à Douala, ceci afin d’attirer
l’attention sur le sentiment de sa mise à l’écart de la minorité anglophone…[11]
Ces différentes « atteintes et entraves » à
la reconnaissance, entraînent une expérience du mépris (qui affecte
négativement le rapport à soi et aux autres) des anglophones du Cameroun. On
assiste alors à la dissolution de la confiance en soi en tant que personnes
dignes d’affection, à la perte du respect de soi comme membres de la communauté
nationale d’égaux en droits et à la perte de l’estime de soi comme sujets
contribuant par leurs pratiques à la vie commune. Les anglophones se voient refuser les conditions d’une formation
positive de leur identité, - ils sont devenus des « anglo-fous ».
On a tôt fait de leurs opposer que l’Etat unitaire est
le résultat du vote massif du peuple camerounais tel qu’il a été exprimé
« volontairement » lors du référendum de 1972. Quand parallèlement,
en réponse à leur demande pour un retour à l’Etat fédéral, on ne leur rétorque
pas que c’est très couteux, susceptible de provoquer des sentiments ethniques
et régionaux plutôt que la conscience nationale ; quand on n’assimile pas
simplement le fédéralisme à la sécession…
Dans bien des cas, ces expériences du mépris
deviennent des motifs de luttes visant à retrouver des relations de
reconnaissance sous une forme « pleine et entière ». Il aurait donc été convenable
d’être attentif aux effets négatifs engendrés par ce qu’ils considèrent comme la
dépréciation de certains modèles de réalisation de soi, pour mitiger ou
éradiquer tout risque de violences et de
radicalisme .Violences de plus en
plus légion dans cette zone du pays, eu égard au fait que ceux qui se
conforment à ces modèles particuliers ne puissent plus accorder à leur
existence la moindre signification positive et, eu égard à la dépréciation et/ou au déni particulier
de reconnaissance de ce qu’ils considèrent comme faisant partie d’eux-mêmes.
Par ailleurs, il convient de noter que la
reconnaissance sociale, comme le dit Honneth, est aussi liée à la dimension du
passé. Les anglophones échouent donc à se sentir membres à part entière de la
société camerounaise dans laquelle ils sont pourtant nés, aussi longtemps que
l’histoire de leur groupe n’a pas été publiquement et/ou entièrement restituée
et débattue.
- La question de l’insensibilité et de la marginalisation.
Axel Honneth envisage en outre un type de déformation
de la reconnaissance (« l’invisibilité sociale »), qui correspond à
une autre modalité du mépris. Abordant cette question de l’invisibilité, il est
amené à préciser le concept de reconnaissance en s’inspirant du concept kantien
de « respect » : un acte de reconnaissance suppose une limitation du point de
vue égocentrique du sujet, soit une forme de décentrement de soi conférant à
l’autre sa « valeur sociale ». Reconnaître revient alors à « attribuer au
partenaire autant d’autorité morale sur ma personne que j’ai conscience d’en
avoir moi-même en ce que je suis obligé d’accomplir ou de m’abstenir de
certains types d’action »[12].
C’est donc par des
gestes expressifs que les sujets humains manifestent la valeur positive de
leurs partenaires d’interaction dans une reconnaissance mutuelle. Inversement,
l’absence de cette médiation expressive revient à leur signifier leur
inexistence sociale ou alors un dédain pour celle-ci ; à les rendre
invisibles, et par conséquent, les soumettre au mépris.
Une
analyse naïve peut nous permettre ici de faire un parallèle entre le besoin de
reconnaissance des anglophones et le déni de reconnaissance affiché par les exo
groupes – francophones en présence. Le simple fait pour certains membres de ce
dernier groupe de nier l’existence même d’un problème ou tout au moins d’une
« question » anglophone est considéré comme un manque de respect à
l’égard de l’endo-groupe anglophone, une tentative d’avilissement, la négation
même de leur existence.
Aussi, la faible
captation des ressortissants anglophones dans les hautes sphères de prise de
décision, la relégation de la langue anglaise comme deuxième langue officielle,
le fait que « bamenda » soit devenu dans l’imagerie populaire, le
synonyme de personne déraisonnable, extravagante, marginale…, renforce
l’endo-groupe anglophone dans le sentiment selon lequel, il n’aurait pas de
valeur sociale, ou tout au moins, pas la même valeur que tout autre groupe
constitutif de la société camerounaise.
Le résultat est celui
qu’on sait. Les revendications corporatistes avec la marche de protestation des
avocats anglophones – 08 Novembre 2016, la grève des enseignants d’expression
anglaise du Nord-Ouest et du Sud-Ouest – 21 Novembre 2016-, le mouvement
d’humeur des étudiants de l’Université de Buea réprimé avec violence et
force…qui se sont rapidement mués en grève générale ponctuée de revendications
politiques remettant en cause - par certains côtés -, à la fois la forme et le
fonctionnement de l’Etat du Cameroun.
- Reconnaissance des anglophones oui ; mais faisons attention quand même.
- Pathologie de la reconnaissance chez les anglophones au Cameroun.
Nous nous devons de
faire part d’un paradoxe qui existe autour de la reconnaissance et qu’Elena
Pulcini[13]
met très bien en lumière dans son article « Pathologies de la reconnaissance ».
On peut le synthétiser en trois prémisses : (i) la reconnaissance d’autrui est
nécessaire pour la construction de sa propre identité, (ii) désirable de ce
point de vue-là, la reconnaissance peut devenir l’objet de la « passion du Moi
», (iii) la « passion du Moi » conduit à la construction d’un faux Moi.
Expliquons rapidement
chacune des prémisses.
Tout d’abord la
première :
- la reconnaissance d’autrui est nécessaire pour la construction de sa propre identité. En effet, nous avons vu que la reconnaissance correspond à une manifestation de la valeur d’autrui et est ainsi, en tant que telle, primordiale pour la construction sociale du sujet et son développement. Il est nécessaire et indispensable que les anglophones soient reconnus sur les plans : affectif, politico-juridique, et culturel pour que ceux-ci puissent être des citoyens à part entière.(ii) Parce que la reconnaissance est nécessaire pour la construction de sa propre identité, elle est désirable et peut en ce sens devenir l’objet de la « passion du Moi»[14]. Cette passion entraine alors une compétition entre les hommes qui recherchent tous un perfectionnement moral du Moi par amour propre ; c’est très souvent pour le cas d’espèce, le fait d’une élite qui cherche à exacerber une situation pour, par la suite, profiter de rente politique qui pourrait en découler. Mais il ne s’agit pas seulement de rivalités pouvant mener à des conflits.(iii) En effet, voici la troisième prémisse de ce paradoxe : La « passion du Moi » conduit à la construction d’un faux Moi. Le désir d’obtenir la reconnaissance publique incite en effet les individus à construire leur propre identité selon les attentes et les valeurs de l’autre. Ainsi le paradoxe dont nous faisons état peut se résumer de la manière suivante : la reconnaissance de la part de l’autre, nécessaire pour la réalisation de soi, exige la construction d’une fausse identité menant à une auto-tromperie.Il s’agit bel et bien, nous dit Elena Pulcini d’« une idée de reconnaissance pathologique [qui] se configure pleinement comme l’effet de ce que nous pouvons justement définir, avec Honneth, des « pathologies du social » : c’est-à-dire d’une structure sociale corrompue et injuste qui empêche toute « autoréalisation individuelle»[15]. Or, la conclusion d’une telle thèse est que l’idée de reconnaissance morale n’est pas donnée à priori, puisque nous nous fourvoyons en quête de reconnaissance. Elle révèle aussi une distinction conceptuelle entre ce qui serait une reconnaissance authentique et une fausse idée du désir de reconnaissance » où la distribution de marques de reconnaissance devient outil de gestion de la ressource humaine dans le pays par exemple. Cet aspect négatif de la reconnaissance, dont parle Elena Pulcini et d’autres commentateurs, Axel Honneth le désigne sous le terme de « reconnaissance idéologique »[16]. Il fait donc une distinction conceptuelle entre reconnaissance idéologique et reconnaissance non idéologique, qu’il appelle également « reconnaissance justifiée », pour faire face aux critiques, qui lui reprochent essentiellement le fait que sa théorie de la reconnaissance n’ait pas de critères pour distinguer une reconnaissance authentique d’une fausse reconnaissance.
L’argument d’Axel
Honneth consiste essentiellement à dire qu’une promesse institutionnelle de
reconnaissance est idéologique/abstraite, lorsque celle-ci ne peut pas être
honorée par l’institution en question, comme cela peut être le cas, encore une
fois, lorsque la distribution de marques de reconnaissance devient un outil de
gestion de la ressource humaine (un ministre par-là, deux directeurs généraux
par ici, trois préfets...).
- La reconnaissance source de pathologies sociales dans le pays.
En effet, dans sa
distinction entre reconnaissance idéologique et reconnaissance justifiée, Axel
Honneth répond à la question sur l’identification d’adressage de fausse reconnaissance
qui n’est pas honoré, mais ne dit rien à
propos de la reconnaissance lorsqu’elle devient source de pathologies sociales
: il ne s’agit plus seulement d’un adressage de reconnaissance qui ne serait
pas véritable, mais la reconnaissance, ou plutôt le besoin de reconnaissance,
qui porte lui-même atteinte aux conditions de réalisation de soi. Il s’agit là
de reconnaissance idéologique, mais au sens fort du terme marxien : lorsque les
individus traduisent leurs conditions d’existence à travers la reconnaissance à
laquelle ils aspirent en vue de leurs intérêts et non plus en vue de sa
vraisemblance.
Pour le cas d’espèce,
nous pourrions ici être en présence d’une compétition entre régions : très
souvent, au nom de l’impératif de reconnaissance, les ethnies, les régions et
même les partis politiques deviennent des groupes de pression dans les
nominations aux postes administratifs et gouvernementaux. La compétition
ethnique est engagée avec comme objectif de consolider la solidarité dans
l’ethnie et se protéger contre l’hégémonie des autres ethnies (pour ce faire,
chacun y va de ses revendications et de ses pressions au pouvoir).
Cependant, la grande
honte c’est de constater que les revendications identitaires, ethnocentriques,
les intrigues et les menaces contre la « quiétude » de l’Etat en l’occurrence,
ne se font pas autour des projets de
développement. Ils se font autour des postes administratifs et ministériels en
faveur des individus, un « frère », un « fils du pays » qui en eux-mêmes, n’ont
aucune importance puisque n’apportant aucun changement dans la vie de ces
groupes (d’où les « paradoxes [de quelques forts] pays organisateur »).
Pour revenir à des
vues beaucoup plus générales, ne voyons-nous pas ici et là, des leaders qui
font du nationalisme leur cheval de bataille ? Encore une fois, les populations
n’y gagnent rien, elles servent juste de remparts et de moyens de
pression.
Il faut peut-être voir
à travers ce renversement de la reconnaissance, une insuffisance du concept de
reconnaissance, qui devenu norme n’est pas autocritique d’une part et est peut-être
insuffisant également, pour faire état du développement des individus dans la
société. La théorie de la reconnaissance
est certes pertinente lorsqu’elle souligne ce qui est fondamental dans la
construction de l’identité (c’est-à-dire avoir un rapport positif à soi, qui
demande toujours à être confirmé dans des rapports de reconnaissance), mais, en
restant dans un champ normatif, elle oublie parfois de prendre plus en
considération les effets des rapports structurels de domination sur l’existence
individuelle.
Quoi qu’il en soit, et
pour reprendre Emmanuel Renault, l’idée que la reconnaissance puisse
effectivement avoir une dimension idéologique « ne débouche pas nécessairement
sur une réfutation du programme de la théorie de la reconnaissance. Elle
définit bien plutôt un défi qu’elle tente de relever pour être à la hauteur de
ses ambitions critiques. » Et, évidemment notre analyse sur la question
anglophone au Cameroun ne déroge pas à cette conclusion
La problématique de la
reconnaissance s’impose aujourd’hui comme un grand thème intégrateur des
sciences sociales et politiques. Il émerge à l’occasion d’une forte remise en
question de la théorie de la justice procédurale d’inspiration économique à
l’aide des travaux du philosophe allemand Axel Honneth avec son ouvrage lutte pour la
reconnaissance précédés de ceux de Hegel sur la subjectivité humaine et
Marx sur la lutte des classes.
La théorie de la reconnaissance se
présente alors comme un nouveau schème permettant de subsumer des
revendications aussi différentes que celles des minorités raciales, ethniques
ou sexuelles et, plus largement, toutes les formes de discrimination présentes
dans les sociétés actuelles tant au niveau micro-méso qu’au niveau macro-méga ; théorisant de ce fait les
origines des conflits, des crises. La pertinence de cette théorie se justifie
en ce sens qu’elle apporte un nouveau regard anthropologique ; social et
éthique sur le problème de
reconnaissance comme cause des conflits. D’après Axel Honneth, en effet, seuls les sujets
reconnus par un alter ego disposent d’un rapport suffisamment positif à
soi pour pouvoir chercher à agir dans le but de valoriser leurs existences et
de transformer la société pour y rendre la vie meilleure.
Ces anglophones dérangent, ils n’ont pas
de problèmes spécifiques, ils sont manipulés… Le fait d’ainsi pointer du doigt,
les populations anglophones qui revendiquent en sus, ni plus ni moins que la
reconnaissance dans ces trois sphères tel que défini par Honneth (amour,
juridico-politique et culturelle) ne mettra pas fin, et ne réduira en rien ce
sentiment, leur ressentiment ; bien au contraire ! Il est possible
qu’il s’apaise, mais ce sera pour qu’il revienne de façon plus forte - sous une
forme plus dure, plus radicale - et beaucoup plus véhémente. Se prémunir de
toute présomption de connaissance et prendre à bras le corps cette question
pour lui trouver des solutions pérennes serait la voix idoine. Sans doute aussi
qu’un nouveau/autre type de leadership est indispensable pour que cette
question puisse être réglée de façon efficace et définitive.
Notes
[1] Une analyse critique des sciences
sociales dans une perspective néo marxiste, portée notamment par l’Ecole de
Frankfort. Cette école se penche sur les concepts de critique comme :
• au
sens des Lumières : la raison pour décrypter les textes,
• au
sens de la philosophie idéaliste allemande : voir Kant (épistémologie),
• au
sens marxiste : il faut prendre conscience de la situation pour s'en libérer.
[2] Par « pathologies sociales »,
Honneth entend des relations ou des évolutions sociales qui portent atteinte,
aux conditions de réalisation de soi.
[3] Voir également pour la présentation
de ces thèses : « La Théorie de la reconnaissance : une esquisse » et «
Visibilité et invisibilité : sur l’épistémologie de la
"reconnaissance" », Revue du MAUSS n° 23, 2004. Surtout : Alain
CAILLE (sous la direction de), La Quête de reconnaissance. Nouveau phénomène
social total, La Découverte, 2007. Et : Haud GUEGUEN, Guillaume MALOCHET,
Les Théories de la reconnaissance, Repères, La Découverte, 2012. [130 p.]
[4] Il s’agit dans ce contexte de
l’idée de l’état de nature
[5] HEGEL ; G.W.F, Phénomélogie de
l’Esprit, Paris, Vrin, 2006,P 201, cité in Ritz, Mahaut : Reconnaissance
et identité : Deux concepts critiques dans la philosophie d’Axel Honneth ,
2011-2012.
[6] Marx, Karl, L’introduction à la
Critique de la philosophie du droit de Hegel (1844), Paris,
Ellipses, 2000, cité in Ritz, Mahaut :
Reconnaissance et identité : Deux concepts critiques dans la philosophie
d’Axel Honneth, 2011-2012
[7] Ritz, Mahaut : Reconnaissance
et identité : Deux concepts critiques dans la philosophie d’Axel Honneth,
2011-2012
[8] Axel Honneth, La Lutte pour la
reconnaissance, Cerf, 2000 (traduction française de l’édition
allemande de 1992, seconde édition allemande complétée en 2003). Voir aussi
Annexe : Autres auteurs qui invitent à prendre la mesure des différents
usages de la « reconnaissance » :
I –
Dans le monde antique - Platon et Aristote
II – Dans le monde du travail - notamment le
succès d’une notion ambiguë – les dénis de la reconnaissance au travail et le
questionnement : « la reconnaissance comme idéologie ? »
III –
Fondements et enjeux d’une politique de la reconnaissance, notamment dans la
vision multi culturaliste : thèses de Charles Taylor et de W. Kymlicka ;
expériences et controverses sur les politiques e la reconnaissance.
IV – Critiques du paradigme de la
reconnaissance – autour des usages critiques conduits par Nancy Fraser
(reconnaissance versus redistribution) ; l’approche de la pensée du don (Marcel
Mauss…) ; les travaux de Judith Butler – reconnaissance et question du genre…)
[9] Axel Honneth, op.cit.
[10] Cité in, Piet Konings, Francis Nyamnjoh, The Anglophone problem in
Cameroon, The Journal of Modern African Studies, 35, 2(1997), pp. 207-229
[11].OP. Cit.
[12] Honneth A., la société du mépris : vers
une nouvelle théorie critique, p.29
[13] Mahaut Ritz in
« Reconnaissance et identité » donne la référence suivante pour Elena
Pulcini : Pulcini, Elena, dans Caille, Alain (Dir.), Lazzeri, Christian
(Dir.), La reconnaissance aujourd’hui, Paris, CNRS Editions, 2009 p.403-425.
[14] C’est Elena Pulcini qui
conceptualise l’idée de la « passion du Moi » en se servant de l’héritage de
différents philosophes. Il s’agit en particulier de l’héritage de Hobbes et de
sa « lutte pour l’ « honneur » » qui entraine des conflits entre les hommes
pour que soit reconnue leur supériorité, de celui de Pascal et de son Moi
pascalien qui tend, par vanité, à tromper les autres et lui-même en
construisant une image de lui non authentique, ainsi que de l’héritage
philosophique de Rousseau avec sa « passion de la distinction » engendrée par
l’apparition des premières formes de lien social et qui entraine une rivalité
entre les hommes dans une course à la reconnaissance. Bien sûr ces philosophes
utilisent des concepts différents et n’expliquent pas cette « passion de Moi »
obligatoirement de la même façon, mais il transparait néanmoins que ceux-ci
s’accordent sur l’existence de cette passion issue de notre besoin de reconnaissance.
[15] Op. cit. p.417
[16] Un article y est consacré,
« la reconnaissance comme idéologie », dans Honneth, Axel, La société
du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris,
Editions La Découverte, 2006, 2008,
Bibliographie.
- Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 1996.
- Honneth, Axel, « Sans la reconnaissance, l’individu ne peut se penser en sujet de sa propre
vie », Philosophie Magazine [en ligne], n°5, décembre 2006, propos recueillis par Alexandra Laignel-Lavastine,
- Honneth, Axel, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Édition établie par Olivier Voirol, éditions la découverte, 2006.
- Honneth, Axel, La lutte pour la reconnaissance, Folio Essais, 2013, lu par Nicolas Novion – « oeil de minerve ISSN 2267-9243 ».
- Konings, Piet, Nyamnjoh, B. Francis, The Anglophone problem in Cameroon, The Journal of Modern African Studies, 35, 2(1997).
- « La Théorie de la reconnaissance : une esquisse » et « Visibilité et invisibilité : sur l’épistémologie de la "reconnaissance" », Revue du MAUSS n° 23, 2004.
- Ritz, Mahaut, « Reconnaissance et identité. Deux concepts critiques dans la philosophie d’Axel Honneth», upmf, 2013.
- Raymond, Charles, « Le retour des sentiments moraux dans la théorie de la reconnaissance », [http://www.revistaindice.com.br].
- http://www.philomag.com/article,entretien,axel-honneth-sans-la reconnaissance-l-individu-ne-peut-se-penser-en-sujet-de-sa-propre-vie, 180.php (page consultée le 15/02/2014).
Le Puissant Mat...
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